Quand les grands pays européens s’entendent pour imposer leur loi aux petits
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Guy VERHOFSTADT parle de fédéralisme
MERKEL. MONNET. Ces deux noms pourraient et devraient même être les deux faces d’une même médaille. Hélas, il n’en est rien, tant chacun incarne des visions différentes, voire contradictoires de la construction européenne. En fait, à bien des égards, soixante ans plus tard, on retrouve la même vision divergente qui opposait Jean Monnet à Charles de Gaulle. Angela Merkel, clone de Charles de Gaulle ? Un comble si l’on songe à ce que l’Allemagne doit à Jean Monnet et à la méthode communautaire qui lui a permis de devenir la puissance phare de l’Europe d’aujourd’hui. La chancelière veut-elle donner raison aux chauvinistes français qui se méfiaient des « revanchards » allemands ?
Considéré comme un des pères fondateurs de l’Europe moderne, Jean Monnet avait une intuition : pour réconcilier la France et l’Allemagne après la guerre, non seulement il fallait mettre en commun les principales ressources de l’époque, le charbon et l’acier, mais aussi élargir ce pacte à d’autres États européens, l’Italie et le Benelux, sur la base d’institutions communes permettant tant aux grands qu’aux petits pays d’être paritairement parties prenantes au mécanisme de prise de décisions.
Jean Monnet avait l’habitude de dire : « Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes. » Et d’ajouter : « Rien n’est possible sans les hommes mais rien n’est durable sans les institutions. » C’est l’invention de la « méthode communautaire ».
Avec l’arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle, la France a voulu imposer, au début des années 1960, une autre approche, la « méthode intergouvernementale », préconisée par le plan Fouchet (fondé sur la souveraineté des États), en 1962. En substance, les « grands » pays décident, les « petits » exécutent. Ces derniers, avec le soutien de l’Allemagne, ont mis ce plan à la poubelle et l’Europe s’est finalement construite grâce à la méthode communautaire, laquelle ne prive pas les chefs d’État et de gouvernement de leur rôle d’impulsion, mais permet de filtrer les débats à travers un exécutif indépendant des États membres et détenteur de l’intérêt général européen, la Commission européenne. Aujourd’hui cependant, on assiste à un nouvel assaut des « intergouvernementalistes », qui s’appuient sur le nouveau rôle institutionnel du Conseil européen.
Initiative de l’ancien président français, Valéry Giscard d’Estaing, et de l’ancien chancelier allemand, Helmut Schmidt, la création, dans les années 1970, du Conseil européen n’était pourtant qu’un accident de l’histoire, comme me l’a raconté lui-même ce dernier. L’idée n’était pas d’instaurer une nouvelle institution européenne mais de préparer un cadre informel permettant aux Européens de coordonner leurs positions sur les grandes questions internationales, à une époque où l’Union européenne (UE) n’avait aucune compétence en la matière.
Pour l’ex-chancelier, la menace des missiles SS20 soviétiques et la nécessité pour l’Europe de réagir collectivement à cette situation exigeait un tel cénacle. Du reste, pendant des années, le Conseil européen n’a rien changé à l’équilibre institutionnel européen ni à l’approche communautaire.
Cependant, le ver était dans le fruit. La France, qui a toujours eu un faible pour le concept d’Europe des nations, dans le droit-fil de la pensée gaulliste, n’a ainsi jamais cessé de promouvoir le Conseil européen, socle de la méthode intergouvernementale. Et l’Allemagne n’a longtemps jamais cessé de s’y opposer, privilégiant l’approche communautaire et devenant, de ce fait, l’alliée naturelle des « petits » pays européens.
Une approche qui s’est d’ailleurs révélée gagnante pour l’Allemagne, dont l’économie a profité, plus que beaucoup d’autres États membres, des progrès de la construction européenne. Depuis la réunification toutefois, la pensée allemande a lentement mais sûrement évolué et cette évolution a débouché sur l’institutionnalisation, grâce au traité de Lisbonne en 2007, du Conseil européen. De club privé et discret, le Conseil européen est devenu le syndicat officiel des chefs d’États et de gouvernement, avec son président permanent, lequel ne cesse d’empiéter sur les compétences de la Commission européenne, sans aucun contrôle démocratique du Parlement européen.
Baptisée « méthode de l’Union » par Angela Merkel, ce coup d’État institutionnel n’est jamais que la restauration de la vieille méthode intergouvernementale. Et si nous n’y prenons garde, l’Europe et la France ont tout à y perdre. L’Europe d’abord, qui fonctionne sur la base d’un contrat, reposant lui-même sur des disciplines et des politiques communes dont les contraintes sont acceptées par tous, car chacun participe à leur élaboration à travers le conseil des ministres et le Parlement européen où ils sont représentés au prorata de leur poids démographique respectif, le tout sous le contrôle d’une institution indépendante, la Commission européenne, qui veille au bon respect des règles tant par les « petits » que les « grands » pays.
Cette égalité n’existe plus, ou seulement fictivement, au sein du Conseil européen où les petits arrangements entre amis font office de procédure. Ainsi en est-il du pacte de stabilité, maintes fois violé avec la coupable complicité des chefs d’État et de gouvernement et ce malgré les rappels à l’ordre de la Commission. Combien de sous-marins, de chars et d’avions la France et l’Allemagne ont-elles vendus à la Grèce avant de s’inquiéter de l’endettement de la République hellénique, championne d’Europe des dépenses militaires ?
Faut-il acheter des centrales nucléaires françaises ou des machines-outils allemandes pour être à l’abri de sanctions pour mauvaise gestion des finances publiques ? C’est pour éviter cette dérive que la Commission européenne a proposé une réforme du pacte de stabilité, prévoyant un quasi-automatisme des sanctions. Le président stable du Conseil européen, sans oser contester l’objectif, préconise, pour sa part, que les chefs d’État et de gouvernement conservent le dernier mot. Autrement dit, un quasi-statu quo. En se ralliant à la « méthode de l’Union » à l’allemande, Nicolas Sarkozy trahit l’esprit de Monnet - ce qui est le moindre de ses soucis - avec le sentiment du devoir gaulliste accompli. Mais le président oublie que son pays n’est plus le même que dans les années 1960 où, fort de sa puissance économique et politique, il décidait de tout. Aujourd’hui, la puissance économique et politique de l’Europe, c’est l’Allemagne, et c’est elle qui impose son tempo et ses thèmes.
L’illustration la plus patente de cette nouvelle donne est le fameux pacte de compétitivité présenté par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy lors du dernier Conseil européen. Un exercice surréaliste pour le président français si l’on songe que la mouture originale de ce texte a été conçue, écrite et diffusée d’abord à Berlin et en allemand. La contribution française s’est limitée à donner son accord. Car c’est ça le problème de la méthode intergouvernementale : tout le monde est égal, mais Angela Merkel est plus égale que Nicolas Sarkozy. Cela ne signifie nullement qu’il faille rejeter les idées contenues dans ce document, première ébauche concrète d’une véritable politique économique et de croissance européenne.
Mais si la France, comme d’autres, veut peser sur la définition de cette politique et sur les mécanismes de sa mise en œuvre, il est temps de passer la main à la Commission européenne, garante de l’intérêt général européen et de troquer la « méthode de l’Union » pour la « méthode communautaire ». Car confier les rênes de l’Europe à la seule Allemagne, c’est prendre le risque d’un douloureux réveil nationaliste chez ses voisins. Et ce regain nationaliste est bien la dernière chose dont l’Europe a besoin.
Guy Verhofstadt, président du groupe de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe au Parlement européen
Article paru dans l’édition du 10.03.11
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