Naufrages de migrants en Méditerranée : le Bal Des Hypocrites
Avertissement : les tribunes sont des contributions individuelles de sympathisants du mouvement au débat et ne reflètent pas nécessairement les positions de celui-ci.
migrants - Photo de Sara Prestianni, licence Creative Commons. No Border Network Flickr. 2007.
C’est la faute de Bruxelles, c’est la faute de l’Europe ! Ce refrain, routinier et lancinant, vient, à nouveau, se hisser à la une de l’actualité européenne depuis qu’ont été rendues publiques les premières informations relatives au naufrage du chalutier transportant des migrants en provenance de Somalie, d’Erythrée et de Syrie au large des côtes libyennes le dimanche 19 avril. 800 morts, dont des enfants de 10-12 ans, selon les représentants du Haut commissariat pour les migrations (IOM) et le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR). 800 morts qui viennent s’ajouter, selon les mêmes sources, aux 800 personnes d’ores et déjà disparues depuis le début de l’année en Méditerranée, dans des conditions toutes aussi dramatiques. 800 morts qui s’ajoutent aux 1 500 disparus en mer en 2011 et aux 3 500 victimes qui ont péri en tentant de gagner le sol européen en 2014. Ce refrain-là, aussi, devient routinier et lancinant. Douloureux, tragique et révoltant, il l’est tout autant.
Et voilà que tous se pressent, indignés, émus et bouleversés, à appeler à la solidarité et à exiger de l’Europe une réponse urgente et efficace. Cette Europe « qui n’a pas été à la hauteur », selon les propos de notre ministre de l’agriculture, cette Europe dont « on a honte » et qui se serait rendue coupable « d’une faillite morale », celle-ci même qui, « en proie à sa faillite » serait enfin « replacée face à ses responsabilités ». Les voilà, donc, nos héros européens, qui, à l’instar de Calypso sauvant Ulysse des eaux du Styx, se tiennent prêts à braver vents et marées pour lutter contre la multitude d’épaves englouties depuis des années par la Méditerranée, emportant avec elles ces milliers d’êtres humains fuyant leur continent ravagé par la misère et la guerre, en quête de l’Eldorado européen.
Vastes espoirs, qui, comme les sursauts d’héroïsme de nos représentants politiques, couplés de beaux discours de déresponsabilisation, se perdent dans les abysses du monde de la mythologie. Sans doute ont-il seulement omis, « oubli » conforté par un manque d’objectivité - ou d’honnêteté intellectuelle -, dicté par la quête de l’électorat et relayé à tort par la majeure partie de nos médias, de préciser qu’ils sont, seuls, responsables de cette tragédie humaine. Au refrain, devenu populaire, « c’est la faute de l’Europe, c’est la faute de Bruxelles », faudrait-il substituer les justes mots d’Antoine de Saint-Exupéry : « chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous » [1].
Ce n’est pas l’Europe qui est responsable de cette tragédie humaine, mais l’égoïsme et la défense des intérêts étatiques. Certes, la responsabilité pénale pèse – et doit peser – avant tout sur ces criminels qui n’hésitent pas à instrumentaliser et à vendre la vie de ces milliers de personnes vulnérables et désespérées ; ces parents, enfants, frères et sœurs qui fuient la misère, la guerre et la mort. Mais la responsabilité politique pèse, elle, plus que lourdement sur nos chefs d’États et de gouvernements, et plus précisément, sur ces politiques étrangères qui demeurent dictées par la seule défense d’intérêts nationaux. Peut-on exonérer de toute responsabilité la coalition intervenue en Irak, sans mandat onusien il y a douze ans ou encore l’intervention des pays de l’OTAN en Libye en 2011, au-delà du mandat onusien ? À l’inverse, la responsabilité ne pèse-t-elle pas aussi sur l’immobilisme de chaque État de la communauté internationale face aux évènements secouant le Soudan, la Somalie, ou encore face aux massacres commis en Erythrée par un gouvernement dictatorial contre la population civile, inertie sans doute justifiée par l’impossible exploitation spéculative de ressources naturelles, et donc par l’absence de gains économiques et stratégiques dans ces régions du monde.
Sans revenir sur le débat relatif à la nécessité et à la légitimité de l’intervention contre le régime de Kadhafi - nulle personne sensée ne pourrait avaliser la politique menée par son gouvernement qui promettait de plonger son propre peuple dans un bain de sang – il serait toutefois honnête d’admettre que, depuis cette intervention, le pays, partagé entre les mains de deux gouvernements rivaux, a sombré dans la guerre civile. En l’absence d’autorité centralisée et efficace, le naufrage de la révolution libyenne emporte avec lui, chaque jour, le destin tragique de milliers de migrants embarquant dans les ports de Sirte, Derna et Sabratha, trois villes tenues par les combattants de l’État islamique, en direction de la Sicile. En dehors du cadre européen, nos États sont individuellement – et singulièrement – coupables d’avoir causé des ravages politiques et économiques, d’avoir engendré une crise humanitaire dont ils doivent aujourd’hui assumer la responsabilité, y compris outre-Atlantique.
Ce n’est pas l’Europe qui est responsable, mais l’absence d’Europe. Faut-il rappeler qu’en matière d’asile et d’immigration, l’Union ne fonctionne que selon la méthode intergouvernementale ? Là encore, c’est la défense de chacun des intérêts nationaux qui prime, ces intérêts qui ont empêché et qui empêchent toujours la mise en place d’une véritable politique européenne. Le choix de nos dirigeants nationaux pour l’ « externalisation de l’asile » a débouché sur l’adoption, en 2003, du Règlement Dublin II qui fait exclusivement peser la maîtrise et la gestion des demandeurs d’asile aux seuls États frontaliers, et plus spécifiquement sur l’Italie et la Grèce. L’insuffisance de moyens, l’absence d’intégration politique et de solidarité à l’échelle européenne sont la racine des maux qu’il convient de dénoncer aujourd’hui.
Un sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement se tiendra jeudi à Bruxelles. À l’ordre du jour, s’impose déjà la nécessité de renforcer de l’opération Triton de surveillance des frontières (la mission ayant remplacé la mission Mare Nostrum dédiée au secours en mer). Si poursuivre la construction d’une Europe forteresse empêchait véritablement les migrants de risquer leur vie, le drame de dimanche n’aurait pas eu lieu. Le monde de la mythologie fait surface à nouveau. Or la solution ne se résume pas à cette simple alternative entre surveiller davantage les côtes européennes pour les empêcher de rejoindre l’Italie ou les empêcher de mourir en ajoutant davantage de navires de secours. À nous, européens, de traverser les eaux et de revenir aux sources du mal, sur le sol africain, sur le territoire Irako-Syrien, afin de participer activement et efficacement, ensemble, à la construction de l’avenir de ces populations qui en ont été privées du simple fait de ne pas être nées du bon côté de la Méditerranée.
22 000 ; c’est le nombre d’êtres humains qui auraient péri en tentant de gagner le sol européen depuis 2000. 2 510 000 ; c’est la superficie en kilomètres carrés de la mer Méditerranée. Qu’il est grand ce cimetière maritime que l’opportunisme, l’irresponsabilité et l’égoïsme national sont en train d’engendrer !
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